57.
Depuis que Néfer avait été appelé par le chef d’équipe pour préparer le nouveau sanctuaire du ka de Ramsès le Grand, Claire ne partageait plus que de rares moments d’intimité avec son mari. Après l’initiation aux secrets du chantier naval, Néfer le Silencieux avait franchi de nouveaux degrés dans la hiérarchie des bâtisseurs au prix d’une rigueur appréciée de chacun.
Les autres adeptes croyaient que le jeune homme assimilait les techniques avec beaucoup d’aisance et qu’il n’avait que peu d’efforts à fournir pour prouver sa maîtrise grandissante ; seule son épouse savait qu’il n’en était rien et qu’il devait ses compétences à un labeur acharné. Mais ce dernier ne lui pesait pas, car Néfer évoluait dans un monde en parfaite harmonie avec son être. Il était né pour la Place de Vérité, les dieux l’avaient façonné afin qu’il s’y accomplisse et qu’il la serve.
En dépit de l’ampleur du travail et des exigences du quotidien, les années s’étaient écoulées avec la douceur du miel. Pendant que Néfer se formait auprès des tailleurs de pierre et des sculpteurs, Claire recevait l’enseignement des prêtresses d’Hathor et de la femme sage. Les premières lui offraient la dimension des rites et des symboles, la seconde celle des sciences traditionnelles et la perception des forces invisibles.
Comme chaque matin, depuis la terrasse de sa demeure, Claire contemplait le village des artisans tapi au fond de son vallon, surplombé par un éperon rocheux considéré comme le pied de la sainte cime et tout au long duquel avaient été bâtis de petits sanctuaires dédiés aux divinités et à la mémoire des pharaons défunts qui avaient protégé la Place de Vérité, notamment Amenhotep Ier, Thoutmosis III et Séthi, le père de Ramsès. La ligne sinueuse de ces oratoires épousait le bas de la falaise, et chacun de leur naos était adossé à la montagne d’Occident où, chaque nuit, s’accomplissait le mystère de la résurrection, hors des regards humains.
Pas un instant Claire ne regrettait d’avoir quitté la rive est et l’existence banale à laquelle l’avait préparée son éducation. Comme Néfer, sa vraie patrie était aujourd’hui ce modeste village qui ne ressemblait à aucun autre. Elle y avait appris que le bonheur d’une communauté reposait sur la circulation des offrandes et sur leur qualité. En donnant au lieu de prendre, s’établissait une solidarité qui parvenait à vaincre les divergences d’opinion, les inimitiés et les égoïsmes. Et c’était aux prêtresses d’assurer cette présence permanente de l’offrande et de lutter contre la tendance naturelle à l’avidité.
Claire aimait le dynamisme des premiers moments du jour et le jaillissement de la lumière hors de la montagne d’Orient ; elle avait le sentiment que la vie se recréait d’elle-même et que la création, avec l’aube, prenait un nouvel essor, porteur de merveilles inespérées.
Soudain, une silhouette attira son attention.
Sa superbe crinière de cheveux blancs animée par la brise, la femme sage progressait avec difficulté dans la rue principale du village. Elle avait de plus en plus de mal à marcher mais elle n’utilisait pas encore de canne. Dès qu’elle l’aperçut, Claire descendit ouvrir sa porte pour l’attendre sur le seuil.
La femme sage l’avait précédée. Comment avait-elle pu franchir aussi rapidement la distance qui la séparait de son but ?
— Tu es prête, Claire ?
— J’allais chercher les fleurs à la porte principale.
— Une autre te remplacera. Toi, tu me suis.
Sentant que la femme sage ne lui répondrait pas, Claire évita de la questionner et se contenta de lui emboîter le pas. Son guide semblait avoir retrouvé sa vigueur d’antan pour traverser le village et emprunter le chemin qui conduisait à la Vallée des Reines.
La femme sage s’immobilisa devant sept grottes creusées dans le roc et disposées en arc de cercle, face au nord.
— Ici règnent Meresger, la déesse du silence, et Ptah, le dieu des bâtisseurs. Choisis l’une des sept grottes, Claire ; tu y demeureras en méditation jusqu’à ce que l’on vienne te chercher.
L’épouse de Néfer le Silencieux pénétra dans la première grotte sur sa gauche. Il s’agissait d’un petit oratoire où avait été dressée une stèle dédiée à Ptah, qui avait façonné l’univers avec le Verbe. Claire s’assit en scribe et goûta la fraîcheur et le silence du lieu.
Au milieu de la matinée, une prêtresse la fit passer dans la deuxième grotte où régnait la déesse de la cime d’Occident, sous la forme d’un cobra bienfaisant. À midi, dans la troisième grotte, Claire but du lait face à un bas-relief montrant l’allaitement du pharaon par la déesse mère. Dans la quatrième, elle vénéra la puissance créatrice d’Hathor, déesse des étoiles, et dans la cinquième, son ba, sa capacité de sublimation qui emmenait au ciel les pensées de ses fidèles. Le soir tombait quand Claire découvrit, dans la sixième grotte, une représentation du pharaon offrant des fleurs à Hathor ; et c’est à la lueur d’une torche qu’elle vit, dans la septième, le roi Amenhotep Ier et sa mère Ahmès-Néfertari, dont la peau était noire pour symboliser la renaissance hors de la mort, accueillir une nouvelle adepte. Les peintures étaient si expressives qu’elles rendaient vivant les bienfaiteurs de la Place de Vérité.
Sous la lumière argentée du soleil de la nuit, Claire fut invitée à sortir sur le parvis jonché de fleurs de lotus. Une prêtresse lui offrit du pain et du vin.
Comme si elle jaillissait de la roche, la femme sage lui fit face.
— Tu te trouves entre les deux lions, Claire, entre hier et demain, entre l’Occident et l’Orient. Jusqu’à présent, tu as reçu mon enseignement ; l’heure est venue de créer ton propre chemin, de communier avec les êtres de lumière présents dans l’invisible et de naître à ta véritable nature. Le désires-tu ?
— Si telle est la voie droite pour servir la Place de Vérité, qu’il en soit ainsi.
— Bois ce vin et mange ce pain en pensant que chacun de tes gestes, même le plus modeste, doit être conscient. Sinon, ton existence ne serait qu’un jeu d’ombres. Osiris a été tué par les forces des ténèbres, mais la science d’Isis l’a ressuscité. Son sang est devenu le vin, son corps le pain. L’être humain n’est pas Dieu, mais il peut participer au divin à condition de franchir les portes du mystère. Si tu en as le courage, suis-moi.
Claire n’hésita pas.
La femme sage gravit un sentier si abrupt que sa disciple éprouva des difficultés à la suivre. Soudain, la nuit devint très noire comme si la lune refusait de briller. Mais un étrange halo de lumière nimbait la chevelure de la femme sage et permettait à Claire de ne pas la perdre de vue.
L’ascension lui parut interminable et de plus en plus malaisée, mais elle ne renonça pas. Pas une fois son guide, qui progressait sur un chemin en bordure du vide, ne s’était retourné. Enfin, la femme sage s’arrêta au sommet d’une crête, et Claire vint à sa hauteur.
— Le village dort, les rêves traversent les corps et les divinités continuent à créer, sans lassitude et sans fatigue. C’est leur œuvre que tu dois percevoir, pas celle des hommes que le temps détruira. Écoute, Claire... Écoute les paroles de la montagne sacrée.
Le silence était total. Pas un chacal n’émettait sa plainte, pas un oiseau de nuit ne faisait entendre son chant, comme si la nature entière avait conclu un pacte. Pour la première fois, Claire vit le ciel. Non pas le ciel apparent avec ses constellations, mais sa forme secrète, celle d’une femme immense formant une voûte à l’intérieur de laquelle étincelaient les étoiles, les portes de la lumière. Les mains et les pieds de Nout, la déesse ciel arc-boutée, touchaient les extrémités de l’univers. Tout ce qu’avait appris Claire depuis son admission dans la Place de Vérité prit une dimension nouvelle, en harmonie avec ce cosmos féminin où la vie renaissait sans cesse d’elle-même.
— Viens à la rencontre de tes alliés, recommanda la femme sage.
Alors, elle quitta le promontoire pour descendre dans un vallon très étroit cerné par les falaises et elle s’assit sur une pierre ronde que les vents et les orages avaient modelée. Les ténèbres s’atténuèrent et la lune sembla concentrer sa clarté sur cet endroit désertique. Grâce à elle, Claire les vit.
Des serpents.
Des dizaines de serpents de tailles et de couleurs variées
Un rouge au ventre blanc, un autre rouge aux yeux jaunes, un blanc à la queue épaisse, un blanc au dos parsemé de taches rouges, un noir au ventre clair, une vipère souffleuse, une autre qui semblait avoir une tige de lotus dessinée sur la tête, une vipère à cornes et des cobras prêts à attaquer.
Morte de peur, Claire ne s’enfuit pas. Si la femme sage l’avait amenée ici, ce n’était pas pour lui nuire.
Claire fixa les reptiles l’un après l’autre, alors qu’ils entamaient une sorte de ronde autour d’elle. Dans leurs petits yeux vigilants, elle ne discerna aucune hostilité.
La crinière de la femme sage brillait dans la nuit. Quand elle tendit les bras vers le sol, dans un geste d’apaisement, les reptiles se glissèrent sous la pierre ronde.
— Tu n’auras pas de meilleurs alliés, dit-elle à Claire. Ils ne mentent pas, ne trichent pas et portent en eux le venin qui te servira à préparer des remèdes contre les maladies. Avec moi, dans la montagne, tu apprendras à leur parler et à les appeler en cas de nécessité. Les serpents sont les fils du dieu Terre, ils connaissent les énergies qui la traversent car ils étaient présents quand les dieux primordiaux la façonnèrent. Ils te feront comprendre que la peur est une étape nécessaire et qu’un mal peut se transformer en bien. Acceptes-tu le don des serpents ?
Claire prit le bâton que lui tendait la femme sage. Quand il se transforma en long serpent doré dont la bouche semblait sourire, la jeune femme ne lâcha pas prise.